Les deux témoins et la bête

 La première image

  Du chapitre 11 du livre de l'apocalypse, le dessinateur anonyme de cette gravure (Dans plusieurs Bibles catholiques du milieu du XVIe siècle[1]) a choisi d'illustrer les 6 premiers versets.

Lisons d'abord le premier verset :

 1  Je reçus un roseau, une sorte de baguette d’arpenteur, avec cet ordre: -Debout, prends les mesures du Temple de Dieu et de l’autel, compte ceux qui s’y prosternent dans l’adoration.

En haut de l'image, dans le chœur d'une église gothique, un personnage mesure l'espace avec une canne. En comparant la taille du personnage et la canne, le dessinateur semble avoir envisagé la canne comme une toise (mesure de longueur valant un peu moins de 2m). Le mot "toise" est d'ailleurs employé dans certaines traductions du XVIIe [2].  Derrière lui, contre le mur une équerre et un compas, à ses pieds une feuille peut-être prévue pour noter les mesures ou "le compte de ceux qui s'y prosternent dans l'adoration". Au centre est situé un autel sur lequel se trouve un chandelier.

Lisons la suite du texte biblique :

 2  Mais laisse de côté le parvis extérieur du Temple, ne le mesure donc pas, car il a été abandonné aux nations païennes; elles piétineront la ville sainte pendant quarante-deux mois. 3  Je confierai à mes deux témoins la mission de prophétiser, habillés de vêtements de deuil, pendant mille deux cent soixante jours. 4  Ces deux témoins sont les deux oliviers et les deux chandeliers qui se tiennent devant le Seigneur de la Terre. 5  Si quelqu’un veut leur faire du mal, un feu jaillit de leur bouche et consume leurs ennemis. Oui, si quelqu’un veut leur faire du mal, c’est ainsi qu’il lui faudra mourir. 6  Ces deux témoins ont le pouvoir de fermer le ciel pour empêcher la pluie de tomber durant tout le temps où ils prophétiseront. Ils ont aussi le pouvoir de changer les eaux en sang et de frapper la terre de toutes sortes de plaies, aussi souvent qu’ils le voudront. 7  Mais lorsqu’ils auront achevé de rendre leur témoignage, la bête qui monte de l’abîme combattra contre eux, elle les vaincra et les tuera.[3]

Au premier plan se trouvent les deux témoins et la bête. Remarquons que l'auteur de l'image ne tient pas compte du v. 3 "…habillés de vêtements de deuil", en effet, les deux hommes sont luxueusement vêtus. Au premier abord, il semble que le dessinateur a fait le choix de représenter Moïse et Elie. Le premier ayant le livre de la loi dans les mains et le deuxième un objet non identifié (un sceau ?). Le costume d'Elie est un vêtement de religieux, celui de Moïse un habit de clerc[4]. Notons aussi la possible identification au grand prêtre Josué et à Zorobabel (en référence à Zacharie 4  cité ici au verset 4). Observons que Dom Calmet[5] précise qu'un certain nombre de Pères ont envisagé de voir dans ces deux témoins Hénoch et Elie. Dans ce cas, le sceau (?) dans la main d'un des deux témoins pourrait faire référence aux secrets d'Hénoch, le visionnaire.

On peut trouver une autre identification dans le commentaire de Dom Calmet où les deux personnages représenteraient la totalité des martyrs de la persécution de Dioclétien, ou encore les deux peuples chrétiens : judéo chrétiens et païens convertis. En suivant cette dernière hypothèse, les costumes de nos personnages les distingueraient plus clairement : celui de gauche dans un habit religieux avec un couvre chef proche de ceux qu'on retrouve sur la tête de personnages juifs dans de nombreuses gravures du XVIe siècle, l'autre dans un habit "civil" typique de la Renaissance. Mais les différentes lectures ne s'arrêtent pas là : on peut y voir aussi le clergé et les laïcs, et pourquoi pas "la prophétie" et "l'enseignement". Une littérature abondante traite du sujet, et ce qui nous intéresse ici c'est d'envisager le choix du dessinateur.

La bête est devant les deux témoins, prête à les attaquer, elle est représentée sous la forme d'un dragon.

La deuxième image

 

Dans l'illustration d'une Bible luthérienne du XVIe siècle[6], le lieu choisi est une grande église gothique dont on voit la nef, et dans le chœur, un autel placé sous un baldaquin. La chaire, bien visible se trouve à droite, et il n'y a aucune statue. On semble bien se trouver dans un édifice consacré au culte luthérien qui d'ailleurs ressemble beaucoup à l'église du château de Wittenberg sur la porte duquel, selon une tradition aujourd'hui contestée, Luther avait apposé ces 95 thèses[7]. Le lieu est emblématique de la réforme luthérienne. Les deux témoins sont vêtus, l'un comme un clerc enseignant, l'autre comme un laïc. On trouve un livre dans les mains du "laïc" et peut être un rouleau (?) dans celles du clerc. La bête est coiffée d'une tiare papale, ce qui actualise brutalement la prophétie.

                

Image 1                                                                                                  Image 2  

Faisons quelques comparaisons :

La figuration du temple.

Dans l'image 1, le lieu prend peu d'importance, dans l'image 2 il occupe la plus grande partie de l'image. Le dessinateur de l'image 2 veut-il identifier le temple, l'Eglise des "vrais chrétiens" à un édifice luthérien ? On peut le penser quand on regarde le sol au premier plan, fait de pierres grossières en opposition aux dalles de l'église. Le "devant" où apparaît la bête (rappelons-le, figurant le pape ou les papistes) est ce "parvis des païens" qu'il ne faut pas mesurer (v. 2). Le "bon espace" serait celui de l'église de la foi nouvelle.

Les deux témoins.

Dans l'image 1, malgré le danger, les deux témoins restent particulièrement calmes et parlent entre eux, sans que cette attitude n'illustre l'idée qu'ils prophétisent (v. 6 : ils prophétiseront) ou qu'ils témoignent (v.7 : lorsqu’ils auront achevé de rendre leur témoignage). On sait qu'il vont être vaincus et tués, mais qu'ils seront au verset 11 de nouveau sur leurs pieds après une "mort" de 3 jours ½. On les trouve ici déjà dans la position des vainqueurs. Le combat est déjà gagné. Dans l'image 2, des flammes sortent de leur bouche (rappelant le v. 5 : Si quelqu’un veut leur faire du mal, un feu jaillit de leur bouche ) et ils sont, apparemment plus "combatifs" contre la bête "papale" que ne le sont dans l'image 1 les témoins face à la bête. La transposition dans l'actualité du XVIe siècle est dans l'image 2 évidente, d'autant que cette illustration se trouvait dans le "Testament de septembre" édité en 1522 au plus intense des luttes de la réforme. Marc Lienhard rappelle[8] que c'est à partir de 1520, à la suite de la promulgation de la bulle "Exsurge Domine" que Luther qualifie le pape "d'antéchrist" puisqu'il se place "au-dessus de la Parole de Dieu".

Un prolongement…

De leur côté, des illustrateurs français de la même époque choisiront d'illustrer un autre moment du récit, témoignant ainsi du refus d'identifier la bête.

 7  Mais lorsqu’ils auront achevé de rendre leur témoignage, la bête qui monte de l’abîme combattra contre eux, elle les vaincra et les tuera.

Bernard Salomon et Pierre Eskrich qui exerçaient principalement à Lyon dans la deuxième moitié du XVIe siècle et qui ont eu une production très abondante, seront de ceux qui présenteront les deux témoins au sol, morts et vaincus[9]. L'un était catholique, l'autre protestant. Pourrait t-on supposer que dans la deuxième moitié du siècle il était peu recommandé de reproduire la scène des témoins affrontant la bête, scène "dénaturée" par l'illustration luthérienne ? Pourtant on la retrouve dans des Bibles catholiques jusqu'à la fin du XVIe siècle. Alors ? Pourquoi ce changement dans le choix de plusieurs illustrateurs ?

D'ailleurs, le verset 7 est aussi celui que l'on choisit d'illustrer dès le XVIIe siècle dans la plupart des illustrations bibliques allemandes. Les deux témoins ne sont plus les prophètes debout qui luttent contre la bête, ni encore ceux qui vont se relever après une mort de 3 jours  1/2,  l'illustration nous montre le moment où ils sont à terre, tués par la bête.

Pour terminer, observons une Bible luthérienne du début du XVIIe siècle. Le dessinateur Matthieu Mérian en 1630 [10] n'identifie plus le monstre, il ne porte aucune couronne, le livre est au sol, abandonné.

Il semble alors que la démarche polémique n'a plus cours.

 

 ALAIN COMBES


[1] Par exemple : La Sainte Bible , S. Nivelle, Paris 1586. ou Novum Testamentum, T. Kerver, Paris 1551.

[2] L. de Sacy révisé par D. Calmet

[3] La Bible du Semeur, 2000.

[4] Sur l'identification à Elie, on pourra utilement se reporter à l'avis de M. Blocher dans "Fac réflexion" N°30 page 23-26.

[5] Commentaire Littéral sur tous les livres de l'Ancien et du Nouveau testament, Emery, 1716.

[6] Par exemple la Bible édité par H. Lufft, Wittenberg 1534. Les illustrations sont de M.S. dessinateur issu de l'atelier de Lucas Cranach.

[7] Le dessinateur la fait plus haute et rend le lieu plus impressionnant, mais la disposition et l'architecture sont identiques.

[8] Marc Lienhard, Martin Luther, Genève, Labor et Fides, 1991, chapitre XXIII.

[9] Figures du nouveau testament, J. de Tournes, Lyon 1556. Illustrations de Bernard Salomon. Même titre chez Guillaume Rouille, Lyon, 1570. Illustrations de Pierre Eskrich qui s'inspire souvent de B. Salomon.

[10] Reprise ici dans une édition de la Bible dite "de Royaumont" en 1752