ORIGINE DES MISES EN SCENE DE LA BIBLE

 

 1 - En Orient

 La littérature apocryphe chrétienne témoigne de la floraison, dès les tout premiers siècles de l'Église d'expansions, d'amplifications des récits évangéliques. Ces ouvrages veulent répondre aux questions laissées en suspens, au vide laissé dans l'histoire de Jésus ou des apôtres par les textes du nouveau testament. D'autres tentent de justifier une doctrine parallèle ou une philosophie propre. Tous ces ouvrages, comme d'ailleurs les écrits pseudépigraphes de l'ancien testament ont eu un grand succès. Mais la forme qu'on en a conservée est toujours littéraire. Nous ne savons pas comment étaient lus ces textes. Étaient-ils lus en public de façon cérémonieuse ou sous une forme contée ? Autrement dit, y avait-il dès le début de l'Église quelque chose qui se rapprochait d'une forme de théâtralité dans la transmission des écrits parallèles ou même des textes qu'on appellera plus tard "canoniques" ?

 Une chose est certaine, sur le plan littéraire et non scénique on trouve dès les premiers siècles à Byzance des tragédies bibliques comme l' "Exagogè d'Ezechiel" dont on ne possède qu'un fragment. Ce texte perpétue la forme des tragédies antiques avec un contenu biblique. La culture réceptrice sert ici de moule à la foi nouvelle.

 A la fin du IVe siècle, Ethérie, grande dame voyageuse, nous rapporte avec précision les fêtes de Pâques à Jérusalem[1]. Les célébrations ont un caractère historique dans la mesure où elles ont lieu dans les endroits même ou les événements se sont passés. On y fait lecture des récits évangéliques racontant ces événements, on prolonge les récits par des psaumes et des chants, on refait en processions les trajets suivis par Jésus et ses disciples… du jardin des oliviers au mont Golgotha la liturgie est donc "en mouvement". Ce n'est pas vraiment une reconstitution historique, mais plutôt une sorte d'office dramatisé avec une très importante participation des fidèles. 

A la fin du VIe siècle, l'Empereur Maurice (582-602) est à l'initiative de fêtes religieuses commémorative sur plusieurs jours dans la cour de l'église Ste Sophie à Byzance. Poésie et expression dramatique sont à l'honneur, par exemple avec l'épisode des "Enfants dans la fournaise". A partir de ce moment, les mélodes (poètes) composeront pour les fêtes des poèmes, des cantiques, des épisodes dramatisés. Ce courant durera jusqu'à la fin du IXe siècle pour laisser place à de véritables drames qui seront joués dans l'église et non plus au cours des fêtes à l'extérieur des lieux de culte[2]. Des décors et des mises en scènes bien définies correspondront à certains épisodes de l'Évangile. En particulier, au cours d'un office appelé "office de l'encensement" se déroulait le court dialogue des femmes aux tombeaux au moment de l'annonce de la résurrection de Jésus. Cet "ajout dramatisé" à l'office, qu'on appelle parfois "trope dramatisé" est passé en occident avant le Xe siècle. Nous en reparlerons plus loin.

Aux alentours du Xe siècle on trouve aussi dans les offices des jeux scéniques illustrant des moments liturgiques, par exemple la Pentecôte ou onze prêtres se dispersaient dans les tribunes supérieures de l'église et lisaient l'Évangile dans des langues étrangères. Ils adoptaient des accents curieux et ces voix venues des voûtes et mélangées reproduisaient l'épisode de la Pentecôte pour la plus grande joie de l'assistance.

Plus tard on multipliera les scènes évangéliques jusqu'à donner une forme très développée à un récit comme celui du lavement des pieds suivi du combat de Jésus à Gethsémané, dont la fusion avec la liturgie est surprenante :

Un lecteur chante les parties narratives, pendant que Jésus personnifié par  l'évêque lave les pieds de douze prêtres représentant les disciples. Le court dialogue entre le Christ et Pierre, quand celui-ci refuse que son Maître lui lave les pieds, est chanté par les personnages respectifs. Ensuite, au Jardin des Oliviers où Jésus prie la face contre terre, alors que ses disciples se sont endormis, l'évêque prosterné sur le sol chante la phrase de Jésus : « Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi ». Près de lui, les trois prêtres allongés paraissent dormir.

Dans cet exemple, la lecture de l'évangile est dramatisée sans que le texte en soit modifié. L'action est rendue visible par les déplacements et la répartition des rôles. Cela dit, par le chant et le rythme de l'action on sent que les officiants "ne jouent pas" le récit, mais qu'ils commémorent un épisode évangélique en "déployant" son sens profond.

 Un théâtre littéraire ?

 Des textes dramatiques comme " La Passion du Christ" de Grégoire de Nazianze ou "Le banquet des dix vierges" de Méthodios composé au IIIe siècle sous forme d'homélies et de dialogues n'ont certainement pas été destinés à l'origine à être mis en scène. Leur forme littéraire montre qu'on les réservaient à la lecture. Mais peu à peu, par extraits, copie et adaptation on en retrouve de larges parties dans les drames et passions plus tardives qui seront représentés.

 

2 - En occident

 

Avant même les "chansons de gestes", les contes et les récits de toutes sortes n'ont certainement pas cessé d'être racontés. Certaines informations, sous des formes "romancées" circulaient de grange en village, de porche d'église en rassemblement, au cours des fêtes ou des veillées. D'autre part, les lectures de l'Evangile, en latin, n'étant plus comprises depuis longtemps par le peuple, le récit des épisodes principaux de la Bible réclamait des voix dans les langues vernaculaires.

Qui étaient ces voix ? Celles des jongleurs dont nous reparlerons plus loin en ce qui concerne les Passions.

Donc, avant même que le jeu dramatique entre dans l'église, on peut le trouver sous le porche, dans le monastère, devant une cheminée ou au cours d'une procession. Les jongleurs ont certainement canalisé le besoin d'entendre le récit sous des formes étoffées propices à l'émotion ou l'étonnement.

 Les premières Passions

 Le récit de la Passion est au cœur de la foi chrétienne. Son intensité dramatique est telle qu'il a donné lieu très tôt à des "proclamations" diverses qui vont du monologue dramatique au théâtre sacré.

Les jongleurs, tour à tour conteurs, chanteurs et mimes racontaient des vies de saints et d'autres récits pieux. Quel fut leur rôle dans les premières Passions ? Pour tenter une réponse, il nous faut partir de leurs ancêtres : les mimes.

Les mimes, si prisés dans l'antiquité romaine et qui savaient déclamer, danser et chanter en passant d'un personnage à l'autre, transformant leur voix, imitant toutes sortes de personnages, les mimes avaient disparu avec l'officialisation du christianisme au IVe siècle. On les retrouve au début du Moyen âge. Dès l'époque de Charlemagne, nous en avons des traces. Ils racontent les vies de saints ou des récits profanes, on les appelle des "jongleurs". Leur capacité à passer du narrateur au personnage, donc à raconter et à jouer donne beaucoup de vie au texte. On peut donc trouver ainsi, à partir de narrations ou de dialogues littéraires de véritables dramatisations. Ce procédé pratiqué par un ou plusieurs mimes a pu être celui employé également dans la présentation de comédies en latin au XIIe siècle, mais bien avant il semble aussi avoir été utilisé pour "dire" la Passion. En effet, on a souvent considéré que certaines Passions très anciennes n'avaient pu être représentées en public parce les textes qui nous parvenaient mêlaient aux dialogues des narrations. Mais E. Faral, dans plusieurs ouvrages considère que les jongleurs on pu présenter de tels dialogues :

 "Devant le jongleur qui récite, le public voit, par une illusion facile, les héros du conte prendre vie, et alors l'exécutant joue expressément un rôle dramatique. Il porte la parole des personnages en chaque occasion où le monologue et le dialogue se mêlent à la narration. A ce titre déjà il les représente, mais, en outre, il sera naturellement amené à animer sa lecture ou sa récitation par des changements de ton, par des jeux de physionomie, par des gestes , et, à partir de ce moment, il sera tout à fait acteur "[3].

 L'Église regarda d'un œil indulgent ces acteurs qui offraient leurs talents au texte Saint, d'autant que la forme adoptée n'était pas franchement du théâtre :

 Le « dit » du jongleur est une forme de spectacle, mais ce n'est point encore du théâtre. « Le jongleur qui raconte ne se confond en aucun cas avec le héros de son histoire : il rapporte, il expose, sans aliéner sa personnalité. C'est d'un autre ou de plusieurs autres qu'il parle, et il mêle indifféremment le style indirect au style direct. Tout au contraire, revêtir le personnage d'autrui, se mettre dans la peau de quelqu'un, lui emprunter son ton, ses gestes, son costume, s'oublier et se faire oublier soi-même. Donner l'impression qu'on est un nouvel individu, c'est bien là le principe de l'art dramatique » "[4].

 Des textes nous sont parvenus, comme la " Passion des jongleurs " (XIIe siècle) dans laquelle les interventions personnelles du jongleur et les interpellations du public prouvent qu'une présentation orale a eu lieu, sans que le texte ne paraisse destiné à la scène.

Mais comment expliquer les parties narratives mêlées au dialogue ?

Je pense qu'il peut y avoir plusieurs hypothèses :

- Le texte narratif a pu être ajouté au dialogue après coup afin de faciliter la compréhension de ce qui se passait sur scène. Des didascalies de l'éditeur en quelque sorte. Ainsi, un lecteur qui n'avait pas vu la représentation, donc à qui il manquait les déplacements et les gestes des acteurs pouvait correctement suivre les événements racontés.

- Le texte a pu être présent au début avec pour but de donner des indications aux acteurs. Des didascalies pour les acteurs.

- Le texte narratif a pu être effectivement dit sur scène par le "meneur de jeu" présent au milieu de l'action. Plus tard, dans la représentation de plusieurs mystères, cette présence du meneur de jeu est attestée. On aurait là des textes pour le meneur de jeu.

- Autre possibilité : ces textes étaient dits par l'acteur-jongleur dans des récitations jouées par un ou plusieurs jongleurs. Ces "narrations dialoguées" pouvaient ressembler au travail de conteurs "à plusieurs voix" comme on peut encore en voir parfois aujourd'hui.

Nous l'avons signalé, on connaît, dès avant le XIIIe siècle une "Passion des jongleurs" dite, peut-être à plusieurs voix. Ce poème narratif devint dramatisé et donc joué par des acteurs dans " la Passion du Palatinus" et " La Passion d'Autun"(XIVe siècle) et s'étoffa largement avec "Le Mystère de la Passion " d'Arnould Gréban au XVe siècle.

  

Vue générale de l'histoire du théâtre biblique

[1] Ethérie, journal de voyage, Sources Chrétiennes, Le Cerf 1948.

[2] Les monastères aussi développeront des expressions scéniques en de nombreuses occasions de l'année.

[3] E. Faral, les jongleurs en France au Moyen Âge, Paris 1910, p. 233-234.

[4] E. Faral, op. cit. p. 237